En Inde, l’éducation sexuelle en première ligne pour réduire le fléau des violences faites aux femmes
par Rémi Lévêque
18 novembre 2020

Deuxième pays le plus peuplé au monde (derrière la Chine) avec 1,3 milliards d’habitants, l’Inde pourrait dépasser son voisin chinois d’ici 2025. En plein essor depuis plus de 20 ans, la population indienne, dont la moitié a moins de 25 ans, connaît des bouleversements importants dans sa culture et son mode de vie. La modernisation sociale et technologique apporte de nouveaux enjeux et rentre en opposition avec les dogmes religieux et culturels qui régissent le pays depuis des siècles.

Un des stigmates visibles et encore tenace qu’a mis en lumière la modernisation progressive de l’Inde est l’inégalité entre les genres dans le pays. Même si la situation s’améliore timidement, les femmes ont toujours moins accès aux soins, à l’emploi ou à l’éducation que les hommes. Selon un rapport du Programme des Nations Unis sur le Développement (PNUD) de 2018, l’Inde reste mal classée quant à l’égalité des sexes avec un indice de 0,501 sur 1, loin derrière la plupart des pays en développement. Mais quand on étudie vraiment le cœur des inégalités de genre en Inde, c’est surtout les violences faites aux femmes qui interpellent.

 

Des violences aux multiples aspects …

Elles sont partout et concernent toutes les strates de la société indienne. Les violences subies par les femmes venant des hommes, des institutions et de la société en générale sont tellement répandues qu’elles en sont presque invisibilisées. Ces dernières commencent même avant la naissance par les féminicides – meurtre d’une femme pour son genre- qui sont rendus possibles grâce aux tests prénatals qui permettent de déterminer le genre du fœtus très tôt. Les familles indiennes désirant avoir un garçon pour éviter de payer une dot aux parents du futur marié décident donc d’avorter ou de tuer les nourrissons si le genre est féminin.

Cette tendance a un impact démographique considérable dans le pays puisqu’on compte aujourd’hui 940 femmes pour 1000 hommes. Une étude publiée dans la revue PNAS estime notamment que plus de 10 millions de femmes ont été empêchées de vivre depuis 1970.

Un autre instrument de la violence systémique que subissent les femmes indiennes est la tradition de la dot. Cette pratique censée être abolie depuis 1961 reste tenace et consiste au paiement par la famille de la mariée d’une contribution aux parents du futur époux. Selon le Bureau national des registres criminels, une femme meurt brûlée par son conjoint ou sa belle-famille toutes les 90 minutes car cette dernière est dans l’incapacité de payer sa dot. Il est aussi très courant que les femmes concernées se suicident par honte ou peur des représailles. Les meurtres d’honneur sont également très répandus et résultent souvent du refus des femmes de payer leur dot, de procéder à un mariage arrangé ou encore à cause d’adultères supposés.

Le viol est un autre fléau majeur qui gangrène la société indienne. Le Bureau National des Rapports Criminels indien estime notamment qu’une femme est violée toutes les 20 minutes dans le pays. En 2018, 32 033 cas de viols ont été recensés en Inde, soit légèrement moins que l’année précédente (33 215). Bien que ce nombre tende à diminuer ces dernières années et que les dénonciations soient plus nombreuses, les chiffres restent alarmants et les autorités semblent être encore bien trop frileuses à prendre des mesures fortes qui changeront réellement les choses. Par exemple, le viol conjugal n’est pas considéré comme un crime en Inde à part si la victime a moins de 15 ans, et les plaintes dans ces cas ne sont même pas traitées par les autorités qui préfèrent éviter les conflits avec les castes locales.

 

…qui s’immiscent jusqu’au lieu de travail

Avec la mutation de la société indienne, d’autres violences apparaissent, notamment sur les lieux de travail qui sont le théâtre de harcèlements sexuels quotidiens et systématiques pour de nombreuses femmes indiennes. En 2017, une étude de l’association nationale du barreau indien menée auprès de plus de 6 000 employées a montré que le harcèlement sexuel était omniprésent dans tous les secteurs, en particulier ceux définis comme informels. Human Rights Watch estime notamment que 95 % des travailleuses indiennes exercent ce type d’emploi (femme de ménage, assistante maternelle ou cuisinière) et se retrouvent donc peu protégées par les lois qui s’appliquent aux entreprises en matière de harcèlement.

 

Pour Mina Jadav, représentante syndicale dans le secteur informel dans l’état de Gujarat, le problème réside plus dans la banalisation du harcèlement des femmes dans la société indienne en général. Pour elle, tant qu’un plan national appliqué à toute la société n’est pas lancé, les choses ne changeront pas

 

Le Sexual Harassement of Women at Workplace Act, voté par le gouvernement en 2013, est censé limiter les harcèlements en incitant les femmes à dénoncer les sévices via un comité qui doit être propre à chaque entreprise. Pourtant, selon Sunieta Ojha, avocate spécialiste des droits des femmes à Delhi, beaucoup d’entreprises n’ont pas fait l’effort de constituer un comité pour ces questions. De plus, pour celles qui ont suivi la loi, les membres ne sont pas compétents et décident volontairement d’éviter les scandales en protégeant la société et ses membres, plutôt que de se ranger du côté des femmes harcelées.

Pour Mina Jadav, représentante syndicale dans le secteur informel dans l’état de Gujarat, le problème réside plus dans la banalisation du harcèlement des femmes dans la société indienne en général. Pour elle, tant qu’un plan national appliqué à toute la société n’est pas lancé, les choses ne changeront pas.

 

Un gouvernement entre actions timides et immobilisme coupable

S’il y a bien une entité que les défenseur.e.s des droits des femmes en Inde pointent du doigt, c’est le gouvernement. Il est notamment reproché à ce dernier d’agir trop timidement et par réaction aux violences faites aux femmes. Cela a notamment été le cas en 2012 lors du viol collectif de New Delhi qui a eu des répercussions médiatiques et sociales sans précédent dans le pays.

Cet acte de barbarie ignoble commis par plusieurs hommes sur une femme dans un bus de la capitale a profondément choqué la population indienne qui s’en est prise ouvertement au gouvernement en défilant dans les rues. La foule exigeait à l’époque des actions fortes et pérennes pour éradiquer les violences faites aux femmes et l’impunité des agresseurs. La réponse de ce dernier n’a pas tardé puisque les coupables ont été condamnés à la peine de mort sous la pression populaire, et que des lois ont été votées pour durcir les sanctions contre les auteurs de tels actes.

Pourtant, les positions gouvernementales ont souvent été très discutables sur la question des violences faites aux femmes. En 2016, l’ancienne Ministre de la Femme et du Développement Maneka Gandhi a notamment déclaré que l’Inde se classait parmi les 4 pays avec les taux de violences sexuelles les plus faibles au monde. Cette déclaration provoqua l’ire des journalistes qui ont mis en avant la forte prégnance de la culture du viol dans le pays et surtout son invisibilisation constante de la part des autorités et d’un gouvernement encore régit par le patriarcat et les dogmes religieux.

 

L’éducation sexuelle comme moteur du changement

Dans cette réalité qui semble inextricable, plusieurs pistes sont explorées pour faire en sorte de réduire ces violences et changer la mentalité indienne sur le sexe et le genre. Celle qui paraît la plus prometteuse est l’éducation sexuelle. Selon un rapport établi par La Coalition des Jeunes pour les Droits Sexuels et Reproductif, une grande majorité des écoles publiques et privées ne prodiguent aucun cours d’éducation sexuelle. Cela s’explique par la pression religieuse encore forte dans certaines régions de l’Inde ou encore par le manque de formation des enseignants sur le sujet. La plupart des écoles qui donnent des cours d’éducation sexuelle ont fait le choix de se tourner vers des explications purement pratiques sur les risques du VIH ou sur les grossesses adolescentes. Les notions de « safe sex » et de consentement ne sont jamais abordées et sont donc éludées de l’éducation de la jeunesse indienne. C’est de ce constat qu’est partie Anju Kish en 2011 pour créer Untaboo, une entreprise qui propose des cours d’éducation sexuelle pour les familles et les adolescents de façon beaucoup plus pragmatique.

 

Pour Anju Kish, avec Untaboo, l’objectif est d’adapter l’éducation sexuelle à tous les âges pour en finir avec le tabou du sexe en Inde, et améliorer les comportements.

 

L’idée est de répondre au besoin urgent d’éducation sexuelle des jeunes indien.ne.s et de faire disparaître les derniers blocages aux dialogues sexuels dans le pays. Pour Anju Kish, le plus important est d’abord d’expliquer aux jeunes indien.ne.s comment fonctionne leur corps, comment en prendre soin et surtout comment respecter ceux des autres. Suite à des recherches préalables sur le sujet, l’entrepreneuse indienne s’est rendue compte qu’aucune éducation de cette nature n’était prodiguée aux jeunes indiens, et a donc commencé par écrire un livre traitant du sujet pour pallier ce vide. C’est en travaillant d’avantage sur le sujet et en perfectionnant ses méthodes qu’elle a décidé de créer Untaboo et de dispenser des cours d’éducation sexuelle sous forme de workshops et de leçons particulières directement au sein des familles.

Pour Anju Kish, avec Untaboo, l’objectif est d’adapter l’éducation sexuelle à tous les âges pour en finir avec le tabou du sexe en Inde, et améliorer les comportements. Avec neuf années d’expérience, l’entreprise indienne et ses formateurs constatent déjà que les familles sont moins réticentes à s’ouvrir à l’éducation sexuelle. Grâce à des discours basés sur le consentement, le respect de chaque individu et l’appropriation de son propre corps, Untaboo montre que la prévention et l’éducation sont des outils puissants capables de faire évoluer les mentalités.

Le gouvernement indien semble l’avoir compris car en 2018, le premier Ministre Narendra Modi a annoncé le lancement d’un nouveau programme d’éducation dans les écoles indiennes. Même si le ministère de la santé se refuse de qualifier cette nouveauté de cours d’éducation sexuelle, toutes ses composantes y seront présentes. Par exemple, les enfants apprendront à repérer les gestes inappropriés et les adolescents auront des leçons sur l’identité sexuelle, l’estime personnelle, le consentement mutuel ou encore l’attraction pour le genre opposé. Toutes ces initiatives et les résultats encourageants qui en découlent, prouvent que l’Inde semble être sur la bonne voie pour faire évoluer la société et réduire les inégalités sexuelles dans le pays.

 


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