Faut-il dépénaliser l’usage des drogues pour lutter contre les addictions ?
par Amelia Viguier
12 mai 2020

Depuis 2001 au Portugal, la consommation de toutes drogues dans le cadre d’un usage personnel ne fait plus l’objet de poursuites pénales. Quels sont les résultats de cette stratégie politique, à contre-courant des approches répressives ?

La dépénalisation répond à une crise sanitaire sans précédent. Après plus de quarante ans de dictature, le Portugal entame un processus de démocratisation en 1974, qui s’accompagne socialement d’une quête d’expériences inédites et de la recherche d’une soupape de décompression. En tête de liste, s’essayer aux produits psychoactifs jusqu’alors peu accessibles dans le régime totalitaire. Une curiosité partagée par toutes les classes sociales et facilitée par l’ouverture à l’international du pays. En une dizaine d’années, les drogues dites « douces » comme le cannabis, mais également les drogues « dures » comme l’héroïne, circulent massivement sur l’ensemble du territoire.

L’ampleur du phénomène est nationale : à la fin des années 90, les décès par overdose sont quotidiens, le taux d’infection au VIH est l’un des plus importants d’Europe et la criminalité liée à l’usage de produits psychoactifs s’accroît . En 1999, le Portugal compte 100 000 consommateurs d’héroïne soit 1 % de la population. La première stratégie adoptée est la criminalisation : « Vers la fin des années 1990, la moitié des détenus portugais purgeait une peine pour des délits liés à la consommation de drogues. Les toxicomanes n’osaient pas demander un traitement médical, par crainte des sanctions judiciaires ». Entrée en vigueur en juillet 2001, la loi 30/2000 du 29 novembre 2000 amorce un revirement politique avec la décriminalisation.

Décriminaliser, c’est ne plus considérer l’addiction comme relevant du domaine de la justice, mais de la santé.

Désormais, un usager interpellé avec une quantité équivalente à 10 jours de consommation personnelle n’encourt plus de sanctions pénales ; il n’est plus susceptible d’être incarcéré et ne reçoit plus d’amendes. L’usage public de stupéfiants peut faire l’objet de sanctions administratives : le consommateur pourra être interpellé et se voir confisquer ses produits. Il devra se présenter face à une commission de « dissuasion » où médecin, psychologue et juriste évalueront la consommation de l’usager et sa relation au stupéfiant.

Face à une personne toxicomane, l’objectif est de sensibiliser et au besoin d’inviter à entreprendre un traitement. Consciente que sans volonté personnelle, les mesures proposées n’auront que peu d’effets, la commission peut proposer la participation à des groupes de motivation afin que l’usager exprime le besoin d’amorcer un changement. En cas de récidive, l’usager pourra faire l’objet de sanctions, sous forme de travaux d’intérêts généraux. S’il s’oriente vers un traitement, la commission peut suspendre les sanctions prévues. Afin de faciliter l’insertion professionnelle, les procédures sont anonymes et ne figurent pas sur le casier judiciaire.

L’objectif n’est pas de sanctionner l’usager, mais de l’accompagner vers un suivi médico-social

Pour ce faire, la dépénalisation n’est qu’une partie d’une politique plus vaste de prévention et de réduction des risques (RdR). Depuis 2001, le ministère de la Santé a rendu l’accès aux traitements gratuits pour les personnes toxicomanes et a multiplié l’offre de santé avec le développement de Centres de Réponse Intégrée, qui accueillent et prennent en soin les personnes ayant une problématique en lien avec les addictions. Des unités mobiles conventionnées distribuent des produits de substitution à l’héroïne, telle que la méthadone. Ces équipes, composées de médecins ou infirmiers, réalisent le suivi médical des usagers et proposent régulièrement des tests pour le VIH et les hépatites. Dans une logique d’ « aller-vers », des travailleurs sociaux répartis en équipe de rue se déplacent au plus près des personnes marginalisées pour distribuer des kits de matériel d’injection et pour récupérer le matériel usagé.

Quinze ans plus tard, le taux de consommation de produits psycho-actifs au Portugal fait partie des plus faibles d’Europe.

Entre 1995 et 2016, le pays est passé de 360 à 30 décès par surdose et de 1800 à 18 cas d’infection au VIH liée à l’injection de drogue. Ces mesures ont réhabilité près de 40 000 toxicomanes, et réduit le nombre d’incarcérations liées à la toxicomanie. Cette réforme n’a suscité ni augmentation de la consommation ni afflux touristiques liés à la drogue. Ainsi, la crise des années 1990 a été contrôlée et a permis de réorienter le travail des forces de police vers le démantèlement des trafics, toujours répréhensible pénalement.

Mais le modèle portugais est loin d’être parfait. Les médecins de ville ne sont pas autorisés à prescrire de la méthadone ; les équipes de rue ne disposent pas de naloxone (un traitement d’urgence des overdoses aux opioïdes) et il n’y a pas de salles de consommation à moindre risque. De plus, les politiques d’austérité de ces dernières années suscitent une diminution des financements.

Finalement, ce modèle met l’accent sur une triple réalité. Premièrement, l’idéal d’un monde sans drogue n’existe pas. Deuxièmement, les addictions sont un phénomène social qui touche de manière dynamique certaines populations clés, mais qui affecte l’ensemble de la population. Enfin, la criminalisation ne permet pas d’endiguer le phénomène. Pourtant, les leçons tirées de l’expérience portugaise ne sont pas reprises à l’international. Selon João Goulão, instigateur de la loi de 2001, si de telles mesures ont été possibles c’est parce que toutes les classes sociales étaient concernées.

En effet, des biais classistes et racistes accompagnent les politiques répressives, qui amplifient alors les inégalités sociales de santé : plus les usagers sont issus de classes sociales basses, plus le système judiciaire est répressif et plus l’accès au soin est fragilisé. Aussi, l’enjeu de la dépénalisation est de changer la perception sur les addictions : d’une affaire de justice à une question de santé publique ; de la répression à un accompagnement médico-psycho-social.

« Le coup de force symbolique de la réduction des risques, c’est d’avoir suspendu le jugement moral et médical sur la consommation de drogues et d’avoir considéré que l’usager était en capacité de faire des choix rationnels face à certaines dimensions de son usage » 

La loi française de 1970 réprime l’usage de drogue et peut soumettre à une injonction thérapeutique ou une obligation de soin pour remise de peine. Malgré la gratuité des soins et le développement de structures d’accueil (CSAPA, CAARUD), l’usage de stupéfiants demeure un problème sanitaire et reste un délit selon le droit français. La criminalisation et l’injonction thérapeutique répondent donc à ce double impératif, mais délaissent l’« attrition » (le processus de sortie de la toxicomanie), où la volonté de l’individu est au cœur du travail des professionnels du secteur médico-social.

Le Portugal a montré que la criminalisation est inefficace. Elle contribue à rompre le lien social et se focalise sur l’interdiction des stupéfiants au lieu de se concentrer sur la relation entre l’usager et le produit. Au Portugal, la dépénalisation, la prévention et la RdR ont favorisé un accès aux soins pour tous, dans le respect des droits individuels et de la dignité des personnes. La question des drogues figure parmi les débats de société où la morale oriente les politiques publiques.

Là n’est pourtant pas le sujet : les drogues existent et peuvent représenter un problème sanitaire. Le modèle français est l’un des plus répressifs en Europe. C’est aussi le premier pays consommateur de cannabis en Europe et l’usage des autres drogues ne faiblit pas. Face à la stérilité des politiques répressives, il serait temps de remettre en question les législations pénales ; et d’écouter les personnes concernées, pour construire des solutions où la criminalisation laisse place à la considération. Cette approche nous permettra peut-être de poser un regard critique sur l’ensemble de nos mesures répressives censées protéger en criminalisant.


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