Grandes écoles : quelle adaptation aux enjeux écologiques ?
par Marie Ollivier
14 mai 2022

«Je ne sais pas à quoi servent les écoles de commerce aujourd’hui. Sincèrement. Elles sont complètement déconnectées de la réalité. » Ce sont les mots de Julie Pasquet, 24 ans, fraîchement diplômée de la Toulouse Business School (TBS) et de Sciences Po Toulouse. Alors que l’engagement écologique des jeunes s’est fortement fait sentir lors des élections présidentielles, les étudiants des grandes écoles françaises appellent les établissements à leur proposer des enseignements en adéquation avec les réalités des changements écologiques et sociétaux. Et l’adaptation n’est pas toujours à la hauteur de leurs attentes. En témoigne l’ « appel à déserter » des diplômés de l’école d’ingénieurs AgroParisTech le 30 avril dernier.

 

Demande étudiante pressante

« C’est une révolution dans les grandes écoles », affirme Maxime, étudiant à Sciences Po Toulouse. Il est l’un des protagonistes du film Ruptures réalisé par Arthur Gosset, jeune diplômé de Centrale Nantes. Le documentaire (désormais en libre accès), primé au Festival International du Film Écologique et Social de Cannes 2021, retrace le parcours de six jeunes aux destins a priori tout tracés (ils sont de Polytechnique, Centrale, Sciences Po…) mais qui ont décidé d’opérer, chacun à leur manière, une « rupture » avec un système dans lequel ils ne croient plus. « Ce film, je l’ai fait pour mes parents, pour leur expliquer mon besoin vital d’agir, et mes choix qui ne sont pas forcément compréhensibles au premier abord. »

« Révolution », « ruptures », « révolte » … Autant de mots pour décrire une lame de fond qui s’empare des établissements d’enseignement supérieur les plus sélectifs du pays, mais pas seulement. En 2020, 69% des étudiants français souhaitaient être davantage formés aux enjeux environnementaux dans leur formation. Pourtant, ils étaient la même proportion à en entendre très peu parler pendant leurs cours.[1]

 

Engagement des écoles : des efforts notables, peut mieux faire

Les grandes écoles – tout comme les entreprises – l’ont bien compris : pour attirer ces talents, elles doivent aujourd’hui faire preuve de leur engagement. Santiago Lefebvre, fondateur et président de ChangeNow, forum international des solutions écologiques et sociales, est à l’initiative d’un classement d’un nouveau genre, qui pourrait bien inciter les établissements à en faire davantage.

Avec Les Échos Start, ChangeNow a publié fin octobre dernier le classement des grandes écoles et universités les plus engagées dans la transition écologique et sociétale. C’est le fruit d’un travail de deux années, mené en collaboration avec des associations étudiantes comme le collectif Pour un réveil écologique. « Nous avons élaboré ce classement pour deux raisons : la première consiste à aider directement les étudiants, dont la demande est très forte. La seconde est que les écoles aujourd’hui, même si elles le voulaient, n’auraient aucune gratification à s’engager directement. Avec le classement, on a une vraie valorisation, notamment en interne. »

Arthur Gosset a en effet reçu un email de son directeur se félicitant de la belle première place de Centrale Nantes. « C’est une bonne nouvelle que nous soyons premiers, mais c’est aussi une mauvaise nouvelle car notre note n’est pas très bonne » (109 sur 168), nuance Amine Messal, étudiant à Centrale Nantes lui aussi. Les critères pris en compte sont innovants puisque la plupart des classements connus, comme celui de Shanghai, regardent plutôt l’excellence académique, internationale, ou le salaire à la sortie. Le nouveau classement tient compte de la stratégie de l’école, de l’implication des associations étudiantes, de la diversité des publics, de l’excellence académique et de l’employabilité, du réseau d’anciens élèves et de l’accès au marché du travail de l’impact, ainsi que de la formation.

 

Changement systémique nécessaire

« Nous demandons à être formés aux enjeux écologiques et sociétaux par nos écoles, et non plus par des vidéos YouTube et des MOOC… », écrit Amine sur LinkedIn, dans un post où il prend soin de tagguer son directeur. Jean-Baptiste Avrillier avait été nommé en juillet 2020 suite à la publication par les étudiants d’une lettre ouverte dans laquelle ils demandaient l’arrivée d’un directeur engagé à la tête de leur école. Pour Pierre Peyretou, professeur affilié à l’ESCP, il est essentiel d’adapter le contenu des cours : « Les rapports du GIEC sont catégoriques : d’ici 2050, nos sociétés seront profondément bouleversées par le changement climatique. Les étudiants sont nés en 2000, en 2050 ils n’auront même pas fini leur carrière ».

Depuis l’an dernier, Pierre Peyretou donne un cours obligatoire en master 1 sur les limites planétaires, et un autre où il enseigne les bases des enjeux énergies-climat, mais aussi comment les appréhender en tant que décideur dans une entreprise. « Ce sont des questions encore très peu abordées en école de commerce », explique-t-il. C’est aussi ce que déplorent Julie, Amélie, Arthur et Amine, étudiants et jeunes diplômés de grandes écoles. Bien qu’ils reconnaissent des progrès, ils sont convaincus que les établissements sont encore loin du compte : « Je rentrais dans un cours sur la transition écologique, où j’apprenais l’exact opposé de ce qui était enseigné à mes amis dans la classe d’à côté. On manque profondément de cohérence », souligne Amélie Deloche, diplômée depuis l’an dernier de Grenoble École de Management (GEM) et membre du collectif Pour un réveil écologique.

 

Nouvelles formations, formation des professeurs : quelles solutions ?

Des changements systémiques sont souhaités et affichés dans des écoles comme Centrale Nantes, dont la Direction du Développement Durable a mis en place une ambitieuse stratégie pour 2025 : adapter tous les parcours existants et en créer de nouveaux pour répondre aux besoins de formation à ces enjeux. Pour Amélie Deloche, qui a travaillé à l’élaboration du Grand Baromètre de la Transition écologique[2], les écoles de commerce se heurtent de leur côté à un plafond de verre : questionner le contenu des formations reviendrait à remettre en cause jusqu’à leur raison d’être…

Pour pallier le manque de cohérence entre les divers enseignements dispensés, sensibiliser les professeurs et l’administration paraît essentiel. « Nous suivions des cours où nous en savions plus sur le changement climatique que certains professeurs », note Arthur Gosset. Face à un tel constat, l’ESCP Transition Network (ETN) a lancé le projet « 1000 Fresques ». Les étudiants sont formés à animer la Fresque du Climat, un atelier collaboratif qui permet de comprendre l’essentiel des enjeux climatiques, puis ils organisent et animent ces Fresques pour leurs professeurs, des membres de leur administration, ou même des alumni en poste à responsabilité aujourd’hui.

 

Accompagnement vers les métiers « à impact »

Pour Chloé Schemoul, créatrice de la masterclass Devenir un talent utile  et auteure du livre Le Manuel de l’Affranchi : les étapes à suivre pour une réorientation professionnelle réussie (Marabout, 2019), les enseignements permettent une prise de conscience, mais ne proposent pas encore de solutions concrètes aux étudiants. « L’accompagnement sur l’intégration de ces enjeux dans les carrières est très faible », déplore-t-elle. Julie Pasquet, présidente de l’association Together For Earth et membre du RESES, en a elle-même fait l’expérience : « À la sortie d’école, j’ai refusé un CDI et j’ai fait le choix de me lancer à mon compte. Ma vie, c’est mon engagement écologique. Le monde du travail aujourd’hui ne nous correspond pas. » Les réseaux d’anciens élèves, tels que GEM en transition ou Centrale en transition ont ici toute leur place pour aider les étudiants à trouver une voie où ils peuvent faire changer les choses – à l’intérieur ou à l’extérieur des entreprises « classiques ».

Matthieu Dardaillon, président-cofondateur de Ticket for Change, école pour les acteurs de changement, est persuadé que cette porosité entre l’enseignement supérieur et le monde extérieur est essentielle. Il a récemment a co-écrit Tu fais quoi dans la vie ? Votre travail peut faire la différence pour la société et la planète (Leduc, octobre 2021). « On parle beaucoup des petits gestes du quotidien. C’est nécessaire mais insuffisant. On parle peu du travail alors que nous y passons près de 80 000 heures de nos vies. Ce livre vise à ce que chacun puisse s’interroger sur les carrières à impact. » Il y a deux ans, il a initié le collectif Grandes Écoles de la Transition, dont l’objectif est de créer une méta-école pour donner à voir et fédérer les acteurs existants, tout en rendant plus lisible l’offre de formation. « Nous avons conçu une cartographie des formations à la transition écologique et sociale. Il y a un véritable foisonnement et on a besoin à la fois de la formation (transmission de connaissances), que l’on trouve dans les grandes écoles et universités, mais aussi d’accompagnement à la transformation (mise en mouvement) que des initiatives comme Ticket for Change incarnent. » Mais il ajoute : « C’est un sujet éminemment systémique et il faut qu’il soit soutenu par des acteurs au niveau politique… »

Le 16 février dernier, le rapport Sensibiliser et former aux enjeux de la transition écologique et du développement durable dans l’enseignement supérieur a été remis à la ministre de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation Frédérique Vidal. Le Groupe de Travail qui l’a conduit était présidé par le climatologue Jean Jouzel, entouré de représentants d’établissements d’enseignement supérieur, d’employeurs, d’enseignants-chercheurs et d’associations étudiantes. Le groupe a rendu ses recommandations autour de trois axes : la sensibilisation de tous les étudiants à la transition écologique et au développement durable, une coordination des formations dans ces domaines, et la naissance d’offres de formation tout au long de la vie.

Reste à savoir si l’engagement politique concret, tant réclamé par ces jeunes, sera à la hauteur de leurs attentes, fortement exprimées pendant la campagne présidentielle.

C’est en tout cas le souhait de 17 personnalités engagées dont Jean-Marc Jancovici et Cyril Dion, qui appellent ce dimanche le président réélu et son nouveau gouvernement à se former pendant 20 heures aux enjeux de la transition écologique. Avec une conviction : « la formation est le préalable de l’action ».

 

 

[1] Consultation Nationale Étudiante menée par Réseau Étudiant pour une Société Écologique et Solidaire (RESES) auprès de 50 000 jeunes

[2] Enquête nationale sur la prise en compte de l’écologie dans l’enseignement supérieur menée en 2020 par le collectif Pour un réveil écologique

 


A travers ces Stories, Azickia vise à mettre en avant des initiatives à impact social, en France et dans le monde, et cela sans adhérer pour autant à toutes les opinions et actions mises en place par celles-ci. Il est et restera dans l’ADN d’Azickia de lutter contre toute forme de discrimination et de promouvoir l’égalité pour tous.

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