IVG : quand la télé-médecine permet de contourner les législations restrictives
par Charlène Salomé
11 novembre 2020
Même dans les pays où il n’est pas interdit, l’avortement est un droit contesté et sans cesse remis en cause. Il n’y a qu’à voir les passions qu’il déchaîne en Pologne, en Irlande, aux Etats-Unis, mais aussi en France. Le droit des femmes à disposer de leur corps est loin d’être acquis, même dans les pays qui l’autorisent. Et dans de nombreux pays, il est complètement inaccessible, poussant les femmes à envisager d’autres possibilités pour mettre fin à une grossesse non désirée. Des services de télé-médecine, à l’image de Women On Web voient ainsi le jour, afin d’aider les femmes à avorter dans le secret.

Le droit à l’avortement a mobilisé près de 80 000 personnes selon les Forces de l’ordre, 100 000 selon la Mairie, à Varsovie vendredi 30 octobre. Une des manifestations les plus massives que la Pologne ait connu ces dernières années.

L’objet de ce mécontentement populaire ? Le Tribunal constitutionnel, étroitement contrôlé par le PiS, le parti au pouvoir ultra-conservateur Droit et Justice, a tenté de restreindre le droit à l’IVG, alors que la Pologne est déjà dotée d’une des lois anti-avortement les plus restrictives d’Europe, avant de se raviser face à l’ampleur de la contestation. Cette loi envisageait de proscrire l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en cas de malformation grave du fœtus, statuant qu’elle est incompatible avec la Constitution. Une fois cette loi passée au Journal Officiel, seuls les avortements en cas de viol et d’inceste ou lorsque la vie de la mère est en danger auraient été autorisés.

Mais la Pologne n’est pas le seul pays à vouloir restreindre le droit à l’IVG. Plusieurs pays ont déjà entamé un rétro-pédalage en matière de droit à l’avortement.

 

L’IVG dans le monde : où en est-on ?

Même dans les pays où il semble bien établi, le droit à l’avortement continue de diviser. Il n’y a qu’à voir l’influence des mouvements pro-vie, ou pro-life, aux Etats-Unis mais aussi en Europe. En France, le débat récent sur l’allongement du délai légal de l’IVG de 12 à 14 semaines, voté à l’Assemblée nationale en première lecture, a ravivé les tensions et rappelé à quel point il est un droit fragile.

Pour rappel, l’IVG est totalement prohibé dans 26 pays. Il est ainsi interdit à Malte en Europe, dans plusieurs pays africains tels que le Congo, Djibouti, l’Egypte, Madagascar, la République démocratique du Congo ou encore le Sénégal, dans plusieurs pays sud-américains comme le Salvador, le Honduras, le Nicaragua, la République Dominicaine, mais aussi aux Philippines et au Laos en Asie ainsi qu’en Irak. D’autres pays ne l’autorisent que s’il est un danger pour la santé de la mère ou si la grossesse est le fruit d’un viol ou d’un inceste comme au Brésil, dans la plupart des Etats du Mexique, en Côte d’Ivoire, au Chili, en Iran, Malaisie, Thailande et Indonésie.

Aux Emirats Arabes Unis, au Yémen, en Arabie-Saoudite, en Syrie et en Inde, il faut l’autorisation du mari et/ou des parents pour procéder à un avortement. L’IVG est légal sur simple demande dans 67 pays. Et même sur ces 67 pays, il existe certaines limitations, comme la nécessité de fournir une autorisation parentale pour les personnes mineures, comme c’est le cas en Espagne. Enfin, la loi peut beaucoup varier d’un Etat à l’autre dans les Etats fédéraux comme les Etats-Unis et le Mexique.

Preuve que le droit à l’avortement est loin d’être gagné, 32 pays ont récemment signé une déclaration commune “pour la santé de la femme et le renforcement de la famille” s’attaquant à l’IVG. “Il n’y a pas de droit international à l’avortement, ni d’obligation des Etats de financer ou de faciliter l’avortement” martèlent-ils dans une charte signée notamment par les Etats-Unis, le Brésil, la Pologne, la Hongrie ou encore l’Egypte, le Pakistan et l’Indonésie.

Cette tendance au recul pourrait encore aggraver le nombre d’IVG à risques. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), 73,3 millions d’avortements provoqués par an ont été enregistrés entre 2015 et 2019. Et selon des estimations, 45% d’entre eux étaient à risque. Presque tous ces avortements à risque se sont passés dans des pays en développement, notamment en Asie du Sud et Asie centrale. L’OMS estime que 4,7% à 13,2% des décès maternels sont dus, chaque année, à un avortement non sécurisé. Pour Hazal Atay, chercheuse spécialisée dans le genre au Moyen-Orient et en Afrique du Nord et coordinatrice du projet Women on Web, qui aide les femmes à avorter dans les pays les plus restrictifs, la télé-médecine rend possible l’avortement dans les endroits où il est aujourd’hui prohibé ou inaccessible.

 

©Capture d’écran du site reproductiverights.org / Etat des lieux du droit à l’avortement dans le monde en 2020

 

L’essor de l’IVG médicamenteuse

Il existe, actuellement, deux moyens d’avorter : par voie chirurgicale ou en ingérant un médicament. Cette seconde option est appelée IVG médicamenteuse et peut être pratiquée à l’hôpital ou au domicile de la patiente, avec ou sans la présence d’un médecin ou d’une infirmière. Les femmes qui avortent par voie médicamenteuse se voient distribuer deux pilules : une prostaglandine (le misoprostol) à prendre 36 à 48 heures après un antiprogestérone (le mifépristone).

En France et dans la plupart des pays qui l’autorisent sur simple demande de la patiente, l’IVG médicamenteuse peut être pratiquée jusqu’à la fin de la 5ème semaine de grossesse, soit au maximum 7 semaines après le début des dernières règles. Ce délai peut cependant être prolongé jusqu’à 7 semaines de grossesse ou 9 semaines d’aménorrhée. L’IVG chirurgicale peut elle être pratiquée jusqu’à la fin de la 12ème semaine de grossesse, soit 14 semaines après le premier jour des dernières règles. L’IVG médicamenteuse provoque des crampes, des saignements ainsi que l’expulsion du fœtus. Efficace dans 92 à 96% des cas selon la Haute Autorité de Santé, l’avortement médicamenteux présente peu de risques, à tel point que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) estime qu’il peut être pratiqué à la maison en toute sécurité jusqu’à 9 semaines d’aménorrhée.

 

Women on Web au secours des femmes en quête d’IVG

Grâce à la télémédecine, des solutions naissent hors du cadre légal. L’avortement n’est désormais plus qu’à quelques clics. “Les femmes désireuses d’avorter et ayant accès à une connexion internet peuvent désormais obtenir une consultation en ligne rapidement”, note Hazal Atay, coordinatrice du projet Women on Web. Une fois que les patientes ont répondu à un questionnaire en ligne, et s’il n’y a pas de contre-indications, les pilules abortives sont postées à l’adresse choisie par la patiente, qui peut être l’adresse de leur domicile, du domicile d’un ami ou encore un point de retrait.

En plus d’offrir de nombreuses informations et ressources sur l’IVG, le site offre un espace de libre parole à des femmes qui n’ont souvent aucun autre interlocuteur vers qui se tourner, comme Kady*, étudiante malienne de 21 ans, originaire de Bamako. La jeune femme a fait appel aux services de Women on Web il y a quelques mois, lorsqu’elle s’est aperçue qu’elle était enceinte d’un mois : “Je n’avais personne à qui en parler. Je ne pouvais me confier ni à mes amis, ni à mon compagnon, ni à mes parents”. “Ici, il est illégal d’avorter et très dangereux de le faire. J’étais en couple avec quelqu’un, nous voulions nous marier, mais mon père a refusé notre union, je n’avais donc pas d’autres choix”, poursuit la jeune femme.

Le confinement et la crise du Covid-19 sont venus encore compliquer l’accès à l’IVG en France et dans le monde. Pour Emily*, Américaine installée au Mexique, Women on Web a apporté une solution à une situation qui semblait désespérée. “Je vis dans l’Etat de Oaxaca au sud du Mexique. L’avortement n’est légal que dans l’Etat de Mexico City. Or, avec la crise du Covid, les Etats étaient confinés, les transports publics à l’arrêt. Il était impossible pour moi de me rendre dans une clinique de la capitale”, explique-t-elle. “Je me suis retrouvée seule, avec l’incapacité d’en parler à mon mari, Mexicain, et issu d’une famille très traditionnelle.” Pour Emily, la procédure était facile : “J’ai pris les médicaments, j’ai saigné et eu mal au ventre pendant plusieurs heures, comme des règles douloureuses. Le jour d’après, j’étais de retour au boulot, et quelques jours après, sur ma planche de surf.

 

Une initiative solidaire pour contourner les interdictions

Depuis qu’elle a été créée en 2005, l’organisation Women on Web a aidé quelques 100 000 femmes à avorter dans les pays où l’IVG est restreinte ou prohibée. Et les chiffres sont à la hausse depuis ces dernières années. En 2017, 8 728 femmes ont avorté grâce à Women on Web. En 2018, elles étaient 10 513 et en 2019, 13 000. Une tendance à la hausse qui s’explique par le recul de nombreux pays en matière de droit à l’avortement, à l’image de la Pologne et des Etats-Unis. Les patientes qui font appel au services de Women on Web sont invitées à faire un don d’au moins 70€. Ce financement sert à alimenter une caisse solidaire, permettant d’aider d’autres femmes, qui n’ont pas les moyens financiers de déposer une telle somme, à l’image de Kady.

Le contenu du site est traduit en 17 langues, dont le Tamil, le Farsi et le Tagalog et la hotline disponible 24 heures sur 24. Néanmoins, l’accès au site est bloqué dans plusieurs pays comme la Corée du Sud, le Brésil, l’Iran, l’Espagne, l’Arabie Saoudite et la Turquie. Pour contourner la censure, les femmes peuvent utiliser l’application Safe Abortion sur leur smartphone ou se rendre sur un des sites jumeaux de Women on Web.

 

*Les prénoms ont été modifiés afin de préserver l’anonymat des femmes qui ont accepté de témoigner.

 


A travers ces Stories, Azickia vise à mettre en avant des initiatives à impact social, en France et dans le monde, et cela sans adhérer pour autant à toutes les opinions et actions mises en place par celles-ci. Il est et restera dans l’ADN d’Azickia de lutter contre toute forme de discrimination et de promouvoir l’égalité pour tous.

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