Poverty Action Lab : l’innovation en économie au service de la lutte contre la pauvreté ?

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Poverty Action Lab : l’innovation en économie au service de la lutte contre la pauvreté ?

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En octobre 2019, la banque de Suède a attribué son prix en sciences économiques à la mémoire d’Alfred Nobel, à Esther Duflo, Abhijit Banerjee et Michael Kremer pour leurs recherches sur la réduction de la pauvreté dans le monde. Au sein du réseau de chercheurs en économie Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab (J-PAL), ils utilisent les Essais Randomisés Contrôlés (ERC) pour évaluer l’impact des politiques économiques. Dans quelle mesure ces ERC constituent-ils une nouvelle approche de la lutte contre la pauvreté ?

Créé en 2003, le J-PAL s’est fixé comme objectif d’innover la recherche en économie du développement en misant sur l’expérience micro-économique par les essais randomisés contrôlés. Inspirée par la recherche clinique en médecine, l’évaluation randomisée compare les résultats d’un groupe test et d’un groupe de contrôle où seul le groupe test a bénéficié de la politique économique évaluée. En ce sens, l’approche défendue, essentiellement empirique est novatrice, car en rupture avec l’approche classique dominée par la théorie.

Et cette nouvelle méthode produit de nouveaux savoirs. Avec un réseau de 194 chercheurs dans 62 universités à travers le monde, le J-PAL a mené près de 1002 ERC dans 83 pays. À travers les ERC, les chercheurs se concentrent sur la vie économique des ménages les plus pauvres. Leurs expériences in vivo permettent de collecter des savoirs de terrain sur des questions précises dans le domaine de la santé, l’éducation ou du micro-crédit.

Sur l’éducation par exemple, ces travaux ont permis d’évaluer l’impact du nombre d’élèves par classe sur la qualité de l’apprentissage des écoliers au Kenya ou encore du rôle de l’incitation financière pour augmenter la scolarisation des enfants au Mexique. En Inde, la réalisation d’une étude sur la distribution de manuels scolaires a fait naître un programme de soutien scolaire affectant près de 5 millions d’enfants. Le J-PAL ambitionne de reproduire ce projet dans d’autres pays, notamment sur le continent africain.

La pauvreté a enfin été considérée comme un problème à résoudre, et pas seulement comme une conséquence

Loin de tout fatalisme, le J-PAL et ses représentants portent également un discours novateur sur la pauvreté dans les médias. Pour Esther Duflo, la lutte contre l’ultra-pauvreté doit passer par la résolution de « petites » problématiques, en déployant des solutions locales. Ceci dans le respect d’une logique bottom-up, dite « par le bas », sous-entendue n’émanant pas d’institutions globales. Pour défendre sa vision de lutte contre l’ultra-pauvreté, l’argument principal de la structure repose sur la rigueur scientifique de sa méthode, comme en témoigne son slogan « traduire la recherche en action ». À ce titre, chaque solution apportée par les chercheurs suppose une scientificité pure pour mener ensuite de réelles réformes politiques.

Notre mission consiste à lutter contre la pauvreté en veillant à ce que les politiques sociales s’appuient sur des preuves scientifiques

L’ambition est clairement affichée : guider les politiques publiques et conseiller les décideurs politiques sur la base des savoirs capitalisés lors de ces ERC. On parle alors d’evidence based policy. Le J-PAL tire des conclusions générales des micro-expériences menées et les considère comme applicables en d’autres circonstances. À travers les ERC, le J-PAL propose donc un outil de recherche et un discours innovants pour réfléchir à de nouvelles pratiques de lutte contre la pauvreté et accompagner le changement politique. Mais la pertinence des ERC est à nuancer et reste l’objet de controverses.

La nature purement quantitative de la méthode néglige en effet son aspect qualitatif : les sciences humaines et sociales sont exclues des conclusions de ces expérimentations. Les méthodes utilisées reposent sur les statistiques et l’expérience sans prendre en compte les aspects théoriques, historiques, sociaux et macro-économiques qui entourent la pauvreté. Les conditions de réalisation de ces expérimentations sont également contestées tant sur la véracité du critère aléatoire dans la sélection des groupes, le manque de validité externe, l’argumentaire scientifique pour contrer les critiques que sur le court-termisme des expérimentations. Les coûts qu’impliquent les ERC et le monopole du J-PAL dans ce domaine sont autant d’arguments qui remettent en cause cette approche.

Il faut rappeler que l’essor des ERC dans les années 2000 s’inscrit dans le contexte de la définition des Objectifs du Millénaire pour le Développement qui font de la lutte contre la pauvreté un des objectifs de la coopération internationale. La logique de la gestion axée sur les résultats y prévaut, tout comme celle de l’évaluation des programmes pour prouver leur efficacité auprès des bailleurs. Les ERC s’inscrivent dans cette dynamique pour répondre aux attentes des institutions financières: le J-PAL recherche la meilleure gestion, le meilleur calcul coût-bénéfices pour favoriser les solutions les moins coûteuses. Ceci sans remettre en question le système économique qui a permis au J-PAL de naître et qui le nourrit encore aujourd’hui. Or, si le J-PAL cherche à évaluer les meilleures politiques économiques pour lutter contre la pauvreté, c’est aussi pour combler le manque d’investissement des États dans ce domaine.

Par ailleurs, l’approche micro-économique des ERC, sans remise en question de l’environnement économique plus large, ne participe finalement pas à la compréhension de la pauvreté. Selon la chercheuse Nassima Abdelghafour, les connaissances recueillies par ces expérimentations ne questionnent « […] rien d’autre que les pratiques des pauvres eux-mêmes, et personne d’autre que les pauvres eux-mêmes », leur choix et leur comportement, sous-entendant qu’ils sont responsables de leurs situations.

En développant une approche clinique de la lutte contre la pauvreté, le J-PAL a permis d’insuffler une nouvelle dynamique à l’économie du développement. Si ses influences auprès des populations sont à nuancer, elles ont toutefois permis d’apporter des solutions (notamment au niveau local) et d’innover la réflexion autour de la lutte contre la pauvreté. Son manque de jugement critique sur ses propres méthodes et le système dans lequel celles-ci s’inscrivent pénalise la portée de cette approche. Face à des phénomènes multidimensionnels et complexes, la lutte contre la pauvreté comme l’ensemble des enjeux sociaux ne peut se passer des apports des sciences humaines et sociales. Les ERC ont permis de mettre en lumière les innovations en matière de lutte contre la pauvreté auprès du grand public et des médias, de susciter des débats et dans une certaine mesure de contribuer à la lutte contre les stéréotypes autour de la pauvreté.

Tout l’enjeu aujourd’hui est de ne pas en créer de nouveaux et de continuer de s’inscrire dans les courants de pensée innovants. À l’heure des approches communautaires participatives et de la recherche d’empowerment pour les populations les plus vulnérables, un changement encore plus radical serait peut-être de s’ouvrir à l’interdisciplinarité afin de replacer les premiers concernés au cœur même des initiatives, et ainsi considérer la maxime sociale « Rien pour nous sans nous » comme seule vérité universelle.

 


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