Reza, créateur de liens humains
par Marie Ollivier
4 novembre 2020
« Je suis investi dans le moment, je vous donne toute mon attention ». Si c’est l’un des secrets qui se cache derrière les spectaculaires clichés de Reza, il est très palpable au bout du fil. On sent l’homme totalement dans l’instant, disponible, ouvert. Sa voix grave est à la fois douce et concentrée. « Quand je me trouve au fin fond des montagnes dans un petit village, dans une tranchée, il n’y a plus que les gens avec lesquels je suis qui comptent. Quand on fait cela, la personne le sent et s’instaure alors un climat de confiance et d’échange ». Reza Deghati est né il y a 68 ans à Tabriz, en Iran. Photojournaliste engagé, il a parcouru plus d’une centaine de pays avec son appareil photo, de camps de réfugiés en théâtres de guerre, et a travaillé pour les plus grands titres internationaux : National Geographic Magazine, Time Magazine, El País, Géo… Il a fait des expositions à Paris, à Doha, ou à Washington, et gagné de nombreux prix à travers le monde. Mais Reza n’est pas du genre à exhiber ses unes et ses trophées. C’est un artiste discret, profondément humain, passionné, qui invite à la rencontre à travers ses clichés. Alors qu’il a une dizaine d’années, Reza expérimente sa première injustice. À la porte de l’école, un garçon de son âge, très pauvre, souhaite voir à quoi cela ressemble de l’intérieur. Personne ne le laisse entrer, et il est même passé à tabac par les autres enfants. Le petit Reza, qui tente de les arrêter et de prendre sa défense, se fait lui aussi frapper. Extrêmement choqué, il est pour la première fois confronté à la cruauté d’un groupe d’humains – et ce sera loin d’être la dernière pour le photojournaliste qu’il deviendra. Le jeune garçon est alors convaincu qu’il faut en faire quelque chose. « J’y ai pensé tout le cours suivant et en sortant, je me suis dit « Ce n’est pas possible. Mes mots ne suffisent pas à expliquer » ». Il prendra des cours de dessin pendant deux ans – « J’étais nul » – avant de s’essayer à l’appareil photo familial à treize ans. C’est le déclic. À compter de cet instant, Reza se servira de la photographie comme témoin de deux sujets, qui le touchent depuis l’enfance : la beauté du monde, à laquelle il est très sensible, et les injustices qui le parcourent. Cela restera sa boussole, des petites ruelles de son Iran natal aux zones de guerre en Afghanistan. Rares sont les clichés de Reza qui montrent des corps déchiquetés, des enfants affamés, des familles déchirées. « Pourtant, Dieu sait que j’en ai vu des milliers ». En cela, son approche est particulièrement intéressante. « Je suis convaincu que les êtres humains sont attirés par la beauté. »  

« L’émotion donne naissance à la réflexion, qui elle-même est source d’action pour tenter de faire changer les choses. »

  Pour Reza, les hommes n’ont pas envie de voir les horreurs de ce monde. Avant l’apparition des journaux télévisés, nous étions peu confrontés à des images de guerre ou de violence. « A première vue, on était attirés par curiosité. Comment les gens meurent-ils sous les bombes ? ». Mais aujourd’hui, ces images sont devenues monnaie courante et nos réactions se sont transformées. Dans nos sociétés de la surinformation, notre sensibilité est parfois anesthésiée, comme mise en pause, et face à la saturation d’images plus choquantes les unes que les autres, nous ne réagissons plus – ou pas assez. « Une fois la curiosité passée, nous avons une profonde envie de fermer les yeux sur ce qui nous dérange. », analyse Reza. Loin de vouloir cacher les atrocités, Reza prend l’angle singulier de la beauté, qui appelle au sentiment d’humanité de chacun. « J’ai envie que les gens qui voient ces photos soient émus ». Selon lui, l’émotion donne naissance à la réflexion, qui elle-même est source d’action pour tenter de faire changer les choses. Il est vrai que les photos de Reza laissent difficilement indifférent. À travers ses portraits, il souhaite créer un face-à-face entre la personne qui vit l’histoire, et celle qui la regarde. « Vous êtes face à un être humain qui a une autre culture, une autre couleur de peau. Vous voyez combien il est beau, et combien il vous ressemble, c’est cela qui est important ». Je demande à Reza de me raconter l’histoire de « Sindbad », jeune homme au portrait magnifique (ci-dessus) et profondément touchant : « C’est un jeune Égyptien qui a un petit bateau. Il est chauffeur de taxi sur le Nil, il vit dans un village. C’est un passeur marin qui gagne quelques centimes par jour. C’est l’un de ceux qui se trouvent au plus bas de la hiérarchie sociale. Et pourtant, quand on le regarde, il incarne la beauté parfaite de l’être humain ». Malgré toutes ses rencontres et ses voyages, Reza pense se souvenir de plus de 95% des histoires de vie des personnes qu’il a photographiées dans le monde entier. Il faut dire que ce sont des gens qu’il côtoie pendant plusieurs mois, qu’il apprend à connaître et avec qui il communique, d’une manière ou d’une autre.

Reza portrait by Tim Mantoani

« J’ai appris une chose essentielle. Nous avons la langue pour communiquer, mais il existe des dizaines d’autres modes de communication plus puissants, que les sciences ne connaissent pas ». Reza prend l’exemple de l’accolade, de la poignée de main – même si en ce moment, c’est plus compliqué – ou du regard – sur lequel nous pouvons en revanche nous concentrer ces temps-ci – qui fournissent des tonnes d’information, que les mots seuls ne sont pas capables de transmettre. « Après quarante ans de voyage à rencontrer des centaines de tribus différentes, je peux vous dire que cette vibration, ce magnétisme, que l’on ne peut pas réellement définir, existe – c’est cela qui fait le lien humain. Et quand vous êtes face à la beauté humaine, c’est cette vibration qui intervient ». Reza s’appuie beaucoup sur cette intuition, cette profonde sensibilité dans son travail : sur le terrain, pour tisser des relations très fortes et intimes, et ainsi retranscrire ces ressentis dans ses photographies, afin que le lien se crée à travers ses clichés. D’ailleurs, dans ses nombreuses conférences, Reza cite souvent cette phrase : « Art is the solution but it’s not enough, (He)art is the solution » (« L’art est la solution mais ce n’est pas suffisant (c’est un moyen d’expression), le cœur est la solution »). L’amour authentique que porte Reza à l’humain, et sa passion pour la photographie se transmettent non seulement par ses photos, mais aussi par ses ateliers dont il a eu l’idée dans les premiers instants de sa carrière de photographe. La réflexion de Reza est simple : « Je vais raconter une histoire, j’arrive sur place, il s’est passé quelque chose, et j’en témoigne. Seulement, quand je pars et qu’il n’y a plus personne, plus de journaliste, l’histoire continue. Qui va la raconter ? ». Ce qui l’intéresse est donc de savoir comment les gens qui vivent l’histoire de l’intérieur la raconteraient. Reza commence à former des enfants à la photo dans des camps de réfugiés. « Je forme les femmes et les enfants surtout, qui souffrent dans ces moments de guerre et de conflits. Je leur transmets tout mon savoir-faire pour qu’ils puissent raconter leur histoire ». Ces dernières années, Reza a mis en place des ateliers en Argentine, en Sicile, ou dans des quartiers en France, comme dans le Mirail, à Toulouse. « Je souhaite faire un travail de fond avec toutes les communautés. À Toulouse, on entend « Il ne faut pas aller dans le Mirail, ils vont te tuer ». Nous avons fait un travail avec les enfants du quartier, qui ont photographié leurs communautés de l’intérieur : leurs appartements, les mariages… Un jeune de treize ans à l’œil vif, très bon photographe, a été interviewé par la télévision à l’occasion d’une exposition que nous avions organisée. Il a expliqué aux journalistes que le plus grand bénéfice de ces ateliers, c’était qu’ils soient venus en paix dans le quartier. « Avant le projet de Reza, il fallait qu’on brûle des voitures pour attirer votre attention… » » Reza, photographe au grand cœur et éternel optimiste, n’a pas fini de tisser des liens humains.  
Photo Sindbad, the Prince of Travelers. Crédit photo : © REZA (www.rezaphoto.org)

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